Que faire ?
Rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de coiffeur. J’en avais assez d’aller chez Diminu ‘tifs, où les blagues vaseuses du patron ne valaient guère mieux que celle de son enseigne. Mais enfin, à ses débuts, ça me convenait. Quand je rentrais à la maison, ma femme m’accordait une petite moue dubitative à la vue de mon nouvel équarrissage sommital, et j’appréciais l’efficacité de ce que je considérais comme une opération de maintenance hygiénique. Cette petite moue faisait écho à la mienne, lorsque, parvenu au terme de son effort sectionnel, le coiffeur vous présentait son petit miroir cheminant sur la naissance de vos oreilles et de votre nuque et que, bien forcé quand même d’acquiescer, vous accompagniez cette moue, légèrement souriante d’un discret hochement de tête : Philippe Delerm a déjà immortalisé ce point de non-retour fatidique. Le patron, puis la patronne, avait une équipe de coiffeuses plutôt sympathiques, avec qui l’on discutait de tout et de rien.
Les temps changèrent et, sans qu’il y prenne gare, la clientèle de Diminu ‘tifs diminua à son tour, et pour réduire ses coûts de revient, le patron engagea nombre de stagiaires, souvent peu expérimentées, à qui vous serviez de cobayes à votre corps défendant : s’employant à reproduire les coiffures peu conventionnelles de chanteurs à la mode, ils ou elles s’appliquaient par ailleurs à développer sur votre tête des stéréotypes bien ancrés dans les écoles de coiffure, comme celui, pour les hommes , de les faire paraître plus grands qu’ils n’étaient en réalité , ce dont , pour ma part , je n’avais nul besoin.
A la maison, -capillairement parlant-, le mécontentement de ma femme s’ajoutait au mien. Aussi décidai-je un jour de quitter le salon Diminu’ tifs pour celui de de J Hair Coiffure. Le risque était somme toute assez limité, mes cheveux ayant, en général, la bonne idée de repousser généreusement. Avisant l’enseigne rouge saignante aux écritures déliées, j’entrai chez le dit J.Hair et me dirigeai vers le comptoir, laissant la porte ouverte,-l’air de cette matinée fleurait bon le printemps .Je sentis une présence derrière moi mais n’y prêtais guère attention .La patronne ouvrit grand la bouche, mais aucun son n’ en sortit , puis elle reprit les banalités d’usage -c’est la première fois que vous venez ? qui vous coiffe d’habitude ( là, c’est moi qui n’avais rien à dire) et allais m’asseoir dans un fauteuil noir-gris accusant quelques craquelures brunâtres, attendant mon tour. Revues banales, titres et photos accrocheurs, me tinrent compagnie quelques minutes, puis j’abandonnais ces robes satinées ourlées de perles rares de la jet set monégasque, posant prosaïquement ma nuque sur le rebord de ces grands lavabos où l’apprenti stagiaire va vous laver la tête. C’est là que je me rendis compte de sa présence : la bête, un gros chien noir aux poils luisants, semblait m’observer d’un regard suppliant, ses billes émergeant au travers d’une pilosité échevelée. Je lui rendis son regard. C’est donc lui qui me suivait lors de mon entrée dans la boutique. Je demandai à la coiffeuse :
-Et alors, comment il s’appelle, Touffe-de-poils ?
Julia ouvrit des yeux étonnés :
-C’est comme ça qu’il s’appelle ?
-Non, je vous pose la question, non-non, ce n’est pas le mien, d’ailleurs, je n’en ai pas. Et…je ne risque pas d’en avoir, croyez-moi.
-Dans ce cas… D’habitude, me glissa-t-elle plus doucement, la patronne ne laisse pas entrer les animaux, elle a dû croire que c’était le vôtre, et vu que c’est la première fois que vous venez et que vous êtes le seul client dans le salon…
-Ah non, je vous assure, ce chien n’est pas le mien. Pas du tout !
Ma dernière réplique fit tiquer Julia, et je perçus le doute que j’avais introduit dans cette affirmation exagérée. Il était là, à quelques mètres. Se tint tranquille durant toute la séance, suivit parfois la coiffeuse du regard, mais je remarquai que c’était d’abord moi qu’il regardait d’un air pitoyable. Vint l’étape du miroir, et j’acquiesçai : l’animal velu émit deux jappements joyeux, et m’emboita directement le pas quand je sortis. Julia et la patronne se regardèrent d’un air entendu, alors que je me remuais les méninges pour savoir comment me débarrasser de ce pot de colle avant de monter dans ma voiture. J’accélérai brutalement le rythme de mes pas, il se mit à trottine. Apercevant une ruelle, je virai à droite toute, ça ne l’empêchait pas de me suivre. Stoppant net, je tendais brusquement le bras dans la direction opposée : - Allez, va-t’en, va rejoindre ton maître ! Au contraire, il se rapprochait, quasiment en miaulant. -Chat suffit ! hurlai-je dans un premier temps, pour sourire dans un second, anéantissant en une seconde l’énergie de ma colère. Ainsi, pour toute réponse, il émit ses deux petits jappements joyeux. Voilà qu’il partageait mon humour potache, maintenant !
Je ne m’inquiétais pas : une fois dans ma voiture, j’en serai débarrassé. Tout à mes pensées, je ne m’aperçus pas que j’en avais dépassé l’emplacement. Je claquai mes talons en un demi-tour rapide et ouvris machinalement la porte arrière pour y jeter mon sac à dos. Grave erreur, profitant de l’interstice, la bête s’engouffra tout en souplesse, jappa, puis me regarda fixement d’un air de dire : -Bon, tu démarres, ou quoi ? Ce que je fis, je n’allai pas me battre avec lui. Une fois à la maison, j’appellerai la SPA pour savoir que faire. J’appréhendai quand même ce moment, surtout les premières secondes où ma femme … Donc, je le laisserai 5 minutes dans la voiture, le temps de téléphoner. J’entrai discrètement, appelai la SPA, tombai sur un répondeur laconique : personne au bureau ce jour-là, attendre jusqu’au lendemain 14 h. Bien ma veine. Je me fournissais une vengeance en pensant : SPA, ça veut dire « Surtout Pas Appeler ». Mes ennuis allaient bientôt commencer.
La porte vert anglais de mon entrée venait de défiler dans mon pare-brise. Je m’arrêtai, ouvris la portière arrière et me penchai vers le chien pour le saisir par le cou. Il fut plus rapide et se précipita vers la porte d’entrée, le train arrière posé, m’attendant comme un chien fidèle. J’avais imaginé une arrivée à la maison aussi discrète que diplomatique : c’était raté. Hortense était descendue, me découvrant, au moment où j’apparaissais à contre-jour dans l’embrasure de la porte, soulignant la silhouette intense et touffue de mon nouveau compagnon.
-C’est quoi, ça ?
D’abord coi, je rétorquai, tentant de la détendre :
-Ca ? C’est un babouin à roulettes…Mon humeur rieuse l’exaspéra un peu plus.
-Tu ramènes ça à la maison ? Pas question, tu le laisses dehors, s’il-te-plait.
-Mais tu ne le connais pas encore, Hortense, -je m’aperçus tout de suite, que sans le vouloir, je prenais la défense de ce chien -, bon, voilà, la SPA ne peut pas le prendre avant demain 14 h, et je ne me suis pas décidé à le tuer. En attendant, je vais le cantonner dans le jardin, et lui aménager une sorte de niche dans la cabane à outils.
-Et les voisins ?...
-Ne t’en fais pas, il n’aboie pas, sauf quand il est content : deux brefs jappements, tout-à-fait supportables.
-Tiens-le toi pour dit, un seul aboiement, et je le fiche dehors manu militari.
Ça ne m’inquiéta pas trop, j’avais déjà perçu chez ce chien une préscience pour anticiper chaque situation qui se présentait à lui (Je pris conscience, beaucoup plus tard, que cette qualité d’exception que j’attribuai à l’animal était partagée par la plupart des maîtres) J’avais bien pressenti moi aussi, vis à vis d’Hortense, compte-tenu de son peu d’affects canins, que la seule vision de l’animal allait déclencher une série de récriminations, mais la violence de sa vindicte m’avait atteint. Après tout, pourquoi chasser ce chien ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il était attachant…Le lendemain, j’appelai à nouveau la SPA 3 ou 4 fois comme convenu, mais sans succès : peut-être avaient-ils changé leur jour d’ouverture sans mettre à jour le message, ou que le préposé aux appels était atteint d’une maladie étrange.
Le soir venu, Hortense réattaqua : elle me pria, pour être mesuré, de mettre le chien dehors im-média- te-ment. J’ouvris grand la porte, et le chien accourut, secouant ses longs poils, tout joyeux. Nous voyant figés de part et d’autre de l’ouverture, il bloqua soudainement le mouvement agité de ses pattes et lui aussi, se figea, la tête penchée vers moi. Mes admonestations ne trouvèrent aucun écho chez ce quadrupède têtu. Hortense voulut le pousser, il se mit à grogner, elle insista, la force de son aboiement rauque et violent la dissuada d’aller plus loin. J’essayai la ruse : je déposai côté rue une grosse gamelle emplie de la meilleure partie de mon burger -Hortense soupirait en levant les yeux au ciel -, il montra la plus dédaigneuses des indifférences. J’en fus quitte pour le faire manger une bonne partie de mon repas à la maison. Les jours suivants, toutes mes tentatives pour me débarrasser de la bête, - les diverses raisons en seraient trop longues à détailler (rendez-vous manqué à cause d’une rage de dents, propriétaire du chien, charmant au demeurant, retrouvé, mais quasi-en fuite à l’étranger, refus final de la Spa à me recevoir), toutes ces tentatives donc, furent vouées à l’échec. Les repas avec Hortense commençaient par une âpre question à laquelle je ne pouvais répondre :
-Bien sûr, tu vas m’expliquer pourquoi, aujourd’hui, tu n’as pas pu encore faire déguerpir cet animal…
S’en suivaient de longs silences que je tentais maladroitement de meubler, mes suggestions ou propositions se heurtant à une muraille de mécontentement muet, mais résistant.
Au fil du temps, plus je cherchais à m’en débarrasser, -je veux bien sûr parler du chien-, plus je m’y attachais. J’étais secrètement admiratif de son intelligence, qui consistait souvent à anticiper chacune de mes décisions. Hortense aussi faisait preuve d’une plus grande clairvoyance encore, qui consistait la plupart du temps à les contrarier, avec des arguments dont le chien faisait nécessairement économie. Je constatais que se vérifiait cet axiome qui divisait une population : ceux qui aiment les bêtes (à la maison), et ceux qui les détestent. Notre couple cochait hélas les deux cases. Ceux qui les supportent finissent toujours par se dédire. C’est ainsi que, peu à peu, mes relations avec Hortense se dégradèrent. J’étais inquiet. J’avais raison de l’être. La semaine écoulée, j’annonçais fièrement que je lui avais trouvé un nom.
-Ah oui, et lequel, s’il-te-plait ?
-Pilote ! Le préfixe pil- se réfère à sa pilosité, et le …
-J’ai compris : de fait, dans cette baraque, c’est le chien qui commande ! Bien vu, mon ami.
Je tentai de répondre, mais Hortense m’arrêta sèchement de la main. Arrondit ses lèvres, puis sa langue véloce s’insinua entre ses dents en deux aller-retours :
-Tsiit-tsiit !...
Et la conversation fit place aux claquements secs des assiettes et aux bruits de sussions d’une soupe servie trop chaude et trop salée, que chacun s’astreignait à absorber , faute de pouvoir retrouver la sérénité suffisante à la résolution d’un conflit en voie certaine d’éruption. Mes qualités intrinsèques de sismologie relationnelle, même non déclarées, avaient détecté un cataclysme imminent, dont la raison même m’empêchait de fuir. J’entendis Hortense prendre sa respiration :
-Maintenant, Maurice, écoute-moi bien…
La qualité du silence régnant m’y incitait. J’écoutai fort bien, en effet, absorbé par ma soupe. Mais, tendu, j’attendais la suite.
-Il va te falloir choisir, et elle prononça cette assertion ultimatomique :
-Maintenant donc, Maurice, c’est moi … ou le chien !
Je restai muet, interloqué, avec ce regard mi-interrogatif, mi-suppliant, en réalité, celui du chien. Hortense me vrillait d’un regard dur, la bouche déformée par une moue sans aucune concession. Ce silence pesant fut brisé : derrière la porte, deux jappements répondirent. Décidément, pensais-je en mon for intérieur, ce chien me surprendra toujours : il sait maintenant saisir toutes les nuances de la syntaxe…
Eduardo R.
Soisy-sur-Seine, Atelier écriture fait le 19 et 20 octobre 2022, corrigé le 14 novembre.
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